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Faire flèche de tout poisson

Une exposition de Jean-Marc Pontier

 

Je suis peuplé de fossiles vivants
Hubert Lucot, Frasques, P.O.L, 2001

Dans cette série de peintures, augurée lors de Couleur bord de mer en septembre 2000, poursuivie ensuite jusqu'en 2005, Jean-Marc Pontier redéfinit son “langage plastique” ; redistribuant les éléments bruts (couleurs et supports) dont il usait habituellement, et introduisant ce qui allait devenir le motif central, insistant et itératif de cette nouvelle série : la « figure du poisson ».


Poissons, dessin pour A&P, La Revue n°15, 10 x 21 cm, 2003 © Jean-Marc Pontier

 

présentation

L'exposition, modulable selon les lieux où elle est présentée, comprend une trentaine de peintures (huiles, collages, techniques mixtes), de formats différents et peut être ponctuée d'une lecture d'Olivier Domerg, qui a composé un texte critique, littéraire et ludique sur ce travail (voir ci-dessous Comment une figure de peinture et pourquoi).

Un numéro d'Autres & Pareils, La Revue, intitulé Faire flèche de tout poisson a été publié à l'occation de cette création (cf Autres & Pareils, La Revue n°15).


Poisson, huile sur toile, 2000-2004 © Jean-Marc Pontier

contact

AUTRES ET PAREILS
2 impasse Poterne
13500 MARTIGUES
04 42 42 09 55
autresetpareils@free.fr

 
Poisson, dessin pour A&P, La Revue n°15,
10 x 21 cm, 2003 © Jean-Marc Pontier

 

pour en savoir plus

Comment une figure
de peinture
et pourquoi

         I - La peinture peut être simple. Simple forme, évoluant au gré de sa répétition. Simples couleurs, apposées par couches successives, ou mêlées, jusqu'à s'agréger les unes aux autres, se contaminer en s'amendant ou s'équilibrant. Ici, la chose est, d'abord et avant tout, « une forme ». Une forme minimale et mouvante, se prêtant à toutes sortes de variations ; à une déclinaison de fonds contrastes constructions ; à une liberté de ton(s) et de nuances : couleurs et coulures, arêtes et squelettes, écailles et peaux.

Les couleurs, sombres ou vives, sont celles surprises dans le rectangle transparent de l'aquarium ou dans le masque (toujours un peu embué) du plongeur. Mobiles, changeantes, entraînant à leur suite, remous et remugles, flottement du regard, agitation de la matière. Mais, sitôt sorties de leur contexte — l'élément naturel et quand bien même pictural —, elles ternissent, déclinent, passent.

Ainsi, la chose passe, et la couleur aussi !

 

         II - Pourtant, nulle question d'eau, douce ou salée, dans ces peintures ! Ni aquarelle, ni encre de seiche : la question est depuis longtemps liquidée. La mièvrerie travaille à sa perte, – disons : sèche ! La chose est solide, presque minérale, plus incrustée que diluée dans la toile. Sous des dehors civils et sympathiques, elle ne se laisse pas si aisément approcher ou réduire. Et se présente, volontairement matérielle, désobligeamment épaisse et grenue, rêche et revêche, granuleuse et grumeleuse, âpre au toucher ; en apparente contradiction avec la fluidité et la souplesse de son motif.

 

         III - Le motif est cadré dans le rectangle du tableau, comme dans celui d'un aquarium fictif. La clef, explicite, nous est donnée dans la forme stylisée du poisson : serrure horizontale d'une porte couchée.

[Ailleurs, deux tableaux, cadrés serrés et formant un diptyque, seront cloués à même les volets d'une invisible fenêtre ; panneaux de bois et fer, bien moins référentiels que la figure de cette porte, dans laquelle s'inscrit le motif.]

Double serrure parfois, ouvrant une double porte (l'une contenant l'autre) – ou, si vous préférez, un « cadre dans le cadre » (empruntant tout autant aux cases de la bande-dessinée qu'à un chambranle schématique) –; forme prisonnière du rectangle de matière dont elle sourd, et qu'elle semble vouloir à toutes fins excéder.


Poisson, huile sur toile, 2000-2004 © Jean-Marc Pontier

 

         IV - L'ensemble des tableaux, visible lors de l'exposition, figure un banc de poissons. Quelquefois, c'est le tableau lui-même qui ouvre (sur) le ban(c).

Le banc fait masse, il assoit la peinture. Les poissons vont ainsi, par bancs, font masse, matière surprise dans son mouvement d'ensemble.

La chose se décline, tantôt dans sa singularité, tantôt sous la forme de poissons gigognes : le petit parasitant le gros ; le gros s'insérant (s'absorbant) lui-même dans LE BANC

[Trouvant justification, place et rôle, à l'instant même où il mesure la relativité de sa condition]

                                                                                                                                     : Gros de la troupe poissonneuse, « immobile et passante » ; fixée et libérée par la peinture ; fichée dans l'épaisseur (du trait, de la touche) de la matière poisseuse – qui fait tache, trace et traînée ; et rive le regardeur au spectacle de sa diversité ; à sa présence fossile, rémanente, réifiée dans la figure de la flèche.


Banc de poissons in "Couleur bord de mer", Fort Napoléon, La Seyne-sur-Mer,
huiles sur toile, dimensions variables, 2000 © Jean-Marc Pontier

 

         V - Or, si le poisson est vif, diapré, chatoyant, il ne l'est que dans l'eau (son coloris flatteur s'altère ou s'évapore dès qu'on l'en sort), comme celui de Jean-Marc Pontier dans sa matière génésiaque. Le motif, cependant, se révèle plus sombre que décoratif, comme plongé dans l'obscurité d'une boîte, un lit (/lie) de vase, ou surgi des bas-fonds, de la nuit abyssale (noir de suie recouvrant la figure peinte).

D'où, que la figure du poisson soit prétexte à cette mise en abîme, à l'emboîtement des motifs les uns dans les autres. Le petit avalé par le gros, le gros par un plus gros que lui, et ainsi de suite ; conformément aux lois du genre et à cette chaîne élémentaire, qui veut que « tout finisse dans le ventre de la baleine et la baleine dans le parapluie ».

Une quasi-métaphore (des états et aventures) de la matière.

 

         VI - Mais, revenons à nos poissons. La mise en espace évoque, à la fois, l'aquarium et la mise en boîte. La forme conserve son état — la forme, conserve de son état. Peindre est sortir du bois, presser ses tubes, faire étalage de sa patience ou de sa violence. Patience à l'étude. Patience pour élucider l'énigme : celle de l'évidence du réel et de la difficulté d'en rendre compte. Violence pour s'arracher à l'inertie commune, à la bêtise ambiante, à la gangrène sidérante du poncif.

Tenter un retour à la couleur , plutôt que de rester en plan, sous l'éteignoir. Répétons-le : la forme sourd de la matière. Lui donne à son tour sens, but, éclairage.

Dans le cas de Jean-Marc Pontier, elle ne se réduit pas à sa lettre. Elle peut être grinçante, cocasse, pied-de-nez au sérieux de la peinture, entreprise de désacralisation ou volonté d'épure

            : noir plus blanc. Arc pour la nageoire, rond pour le corps — se profilant sur le noir du fond. Ou

            : raie de peinture blanche ; sillon crayeux, qui, par contraste, fait ressortir la forme.

 

         VII - Dans tous les cas , s'efforcer de « repartir du simple ». Le poisson est une des figures les plus faciles à dessiner, presque un signe. Qu'à cela ne tienne ! Dessinons. Geste apprivoisé dès l'enfance, caractère approprié, jubilatoire graffiti... Une aubaine. Écriture qui, très vite et naturellement, « fait masse », foule, nombre, houle ; tâtonnant, par moments, dans sa démultiplication effrénée (comme trahissant les affres de qui remonte à la surface après avoir frôlé la noyade). Y voir aussi un jeu d'enfant. Un savoureux prétexte à (re)mettre la main à la pâte, à pétrir cette matière. À se hisser pied à pied dans la couleur. Puis, à se sauver soi-même, en se moquant des profondeurs (« heureux celui qui apprend à nager au-dessus du gouffre »).

La chose pourrait prêter au clin d'œil ; verser dans la bédé (les cases, la vitesse, le découpage, l'humour, le trait stylisé...), le truc reproductible à la demande (songez un peu aux produits dérivés !) ; se démultiplier dans la déclinaison fourchue de son signe , immédiatement reconnaissable ; frayer dans la saumure, le saumâtre du fond, la noirceur commune (lame de fond ou fond de l'âme névrotique) ; ou barboter dans le fatras plâtreux et complaisant de la peinture... Mais, de cela, point ! Rien de rien. Fausse route. Mauvaise pêche ou pioche. Il ne s'agit, si j'ose dire, que de survivre au « désastre intime » comme à la « fin de la peinture » (régulièrement annoncée par les journalisses soumissionnés, les tenants du marché, les dévots du concept, les papes du pop , etc.).

D'où : bonne humeur, mobilité, ironie du trait, gaieté des bleus des jaunes et des rouges, s'extrayant peu à peu ou s'arrachant du noir et blanc initial, gagnant en vitalité, en mordant ; pullulant et fusant à qui mieux-mieux, amplifiant le mouvement, pour bientôt déborder du cadre, déboulonner le tableau.

 

         VIII - Le poisson troue la peinture, rapide, changeant, nageant entre deux os (arête ou penne centrale), deux zones dépigmentées, incertaines. Un instant, l'on croit le voir onduler, bifurquer, virer de cap ; ou battant de la queue,se propulser droit devant, hors d'atteinte. Est-ce-à-dire, hors champ ?

C'est pourquoi je compare la figure du poisson à une flèche. Tête en avant, elle indique le mouvement, la direction : la nécessité de sortir du cadre (peinture), de la nuit abyssale (obscurantisme), pour gagner la lumière, le jour (le jouet) de la couleur.

Le sens est donné par la forme-flèche du poisson (figure/motif : un condensé des deux). La forme est à suivre, elle indique la direction, comme tel panneau de signalisation :

!! ATTENTION PEINTURE-FLÈCHE !!

Le sens traverse le tableau de part en part, de gauche à droite ou de droite à gauche. C'est une figuration du mouvement avec queue et tête. La démarche est patente, affichée en tant que telle : traverser le tableau, redoubler le sens de la figuration, pas du tout aérienne ni aquatique, prise au contraire dans cette pâte-pigment dont elle sourd ; dont elle est ISSUE (« Suivez la flèche ! ») ; fichée dans l'épaisseur poisseuse de la peinture.

Poisson-poinçon ; poisson-pinceau, animés d'un désir de renouveau – celui de peindre après une longue période abstinente, d'en découdre avec la matière brute, la figuration, la légèreté ductile du trait, la duplication de la figure.


Poissonin "Couleur bord de mer", Fort Napoléon,
La Seyne-sur-Mer, huile sur toile, 2000
© Jean-Marc Pontier

 

         IX - Que voyez-vous ? – « Je vois un poisson. Un poisson, que diable ! » La suggestion est au moins égale au signe polisson dont on use, symboliquement, pour dire :

« Voilà, ceci est un poisson ! ». C'est un poisson, nous le voyons, nous l'avons vu : passons à autre chose.

Le reste est poudre, pigment, minéralité nécessaire au travail et à l'extraction de la forme : poisson de roche, – pariétal, s'il faut vous en convaincre ! Peinture rugueuse, rustique, et pourquoi pas : rupestre ! La forme-poisson est fossilisée, comme tout signe commun peut l'être, redoublée par la fixité de sa forme.

Signe-fossile, dans la langue du peintre ; dans la gestuelle dont s'accompagne son tracé poly-morphe, et néanmoins connu de tous. Flèche ou glyphe succinct, curieusement immuable, quels qu'en soient les variantes et avatars.

Ne reste qu'à en désigner la cible.


Poissons, dessin pour A&P, La Revue n°15,
10 x 21 cm, 2003 © Jean-Marc Pontier

 

 

Désigner la cible

         I - Première fable : « Je ne suis pas un numéro ! » est la phrase devenue célèbre, prononcée par le héros d'une série britannique des années Soixante, intitulée Le Prisonnier. Fiction efficace, et quand bien même paranoïaque, dans laquelle chaque individu est appelé par un numéro, attribué lors de son arrivée au « village » : lieu étrange de sa résidence désormais surveillée ; et métaphore futuriste du monde civilisé.

Deuxième fable : Tous les matins, plage des Issambres, dans le Var, certains habitants ont pris l'habitude de jeter du pain dur aux poissons. Très vite, les eaux, jusqu'ici calmes et limpides, en sont infestées. Dès le premier quignon, des bancs entiers surgissent, pitant à tour de rôle ; dans une mêlée endiablée, et, en même temps, très ordonnée ; sans qu'on sache vraiment d'où ils sortent (à quelques mètres seulement du bord) ni comment s'est opéré le signal.

Cependant, le résultat est là : Des queues fouettent le liquide, des corps se cabrent et se retournent, des ventres et des nageoires battent. En surface, un furieux remous, ainsi que la diminution rapide du croûton, témoignent de la voracité de l'empoignade.

Pour peu, qu'à l'aide d'un masque, l'on mette la tête sous l'eau et observe le phénomène ; l'on verra, outre l'indescriptible curée et son impact, le manège gracieux et silencieux des bancs, qui, rapidement, s'interpénètrent, virent, font volte-face, sans jamais se toucher. Et l'on sera surpris par la variété, et surtout, par LE NOMBRE : L'incroyable quantité de poissons, dans un endroit, où l'instant d'avant, il n'y en avait pas.

Le nombre ; l'incomptable du conte ; l'inchiffrable du nombre passant, filant le long du corps ou entre les jambes : Voici ce qui stupéfait !

 

         II - « L'ombre du nombre » est aussi portée sur l'œuvre de Jean-Marc Pontier. Elle prend la forme d'un cartouche, intégré ou non au tableau, où s'inscrit un numéro de matricule. Le geste semble froid, calculé, peu en rapport en cela avec La Peinture, ou avec l'Art, aux yeux desquels, il apparaîtrait “antinomique” et agirait comme repoussoir.

Pourtant, « l'art des nombres est presque aussi ancien que l'humanité, et donc, que l'art lui-même » – nous glisse Jean-Marc Pontier.


Poisson, huile sur toile, 2000-2004 © Jean-Marc Pontier

 

         III - Besoin d'explication ? Le matricule renvoie au côté sombre de l'histoire humaine : Au marquage des prisonniers, au siècle des camps. Matricule de mort. Numéros de l'humiliation de l'homme par l'homme.
La numérotation arbitraire des « poissons » fonctionne également comme une métaphore du monde, littéralement envahi de numéros et de codes en tout genre. Plus moyen de faire un pas, sans être fiché, chiffré ou encodé (C'est la même chose).

Le quotidien en est rempli : numéros de sécurité sociale, d'identification, d'immatriculation, de carte de crédit, de photocopieuse, etc. Le matricule dépersonnalise le monde des humains ; rappelle l'univers carcéral ; l'enfermement de soi en soi-même ; l'enfermement de soi parmi les autres.

Le matricule remplace le nom. Il estampille chaque objet, chaque document, chaque échange. Il est l'irréelle administration d'un réel perverti ; la plaque minéralogique de tout ce qui circule et vit ; des marchandises et des êtres : actes, contrats, numéros de compte en banque, numéros de série, etc.

La série des poissons n'y échappe pas. Code barre ou code du bar ; ils sont comme nous, tous marqués au pochoir, au tampon-encreur ; tous frappés d'un numéro qui nous entache la poitrine.

 

         IV - Les peintures de Jean-Marc Pontier sont numérotées, par contamination et effet de miroir ; effet de retour du monde extérieur : Pièces rapportées au répertoire, à l'uniformisation et la standardisation en cours ; au monde devenu un univers de machines et d'ordinateurs.

La fable du nombre dit, à l'instar du peintre, ce monde neutre et aseptisé, mis sous étroite surveillance, où plus rien ne saurait compter qu'un “collectif anonyme”, administré par la statistique, qui gérerait et déciderait de tout ; cherchant à tout prix à faire votre bien, y compris contre vous-même.

La fable du matricule, précise le danger d'un monde, gouverné par la puissance et l'inertie du nombre, où tout vous forcerait à rester dans le rang, à subir la loi arbitraire et désindividuée du numéro.

Voilà la fable ; voici la flèche qui la désigne.

 

   
Poissons, dessin pour A&P, La Revue n°15,
10 x 21 cm, 2003 © Jean-Marc Pontier

 

Comment une figure de peinture et pourquoi, a été écrit à l'occasion de l'exposition de Jean-Marc Pontier, à La Vague, Théâtre Le Rocher, La Garde, a donné lieu à une lecture le jour du vernissage, mardi 2 avril 2002.

 

© Jean-Marc Pontier / Autres et Pareils, 2005.